Lion, une vie
Me voilà assis pour les derniers instants de mon existence, face à cette immensité du Serengeti. Je n’ai pas de nom. C’est un truc d’homme ca. Je suis un lion.
Les hommes ont besoin de nommer les choses. Nous, nous les sentons. Mon nom, c’est mon odeur, les quelques particularités physiques qui sont les miennes, mon urine également. Ainsi, un membre de ma famille, un frère, peut me revoir après de nombreuses années, il me reconnaîtra toujours. J’atteins mes 12 ans, autant dire que je suis un vieillard dans ces plaines. Il paraît que mes cousins vivant en captivité vivent jusqu’à 30 ans. Je ne sais pas si je les envie. Certes, à la veille de ma mort, cela me laisse songeur, mais il me suffit de me retourner sur ma vie quelques instants, pour ne pas avoir à regretter un seul instant d’avoir vécu, libre.
Je suis né dans l’immense plaine du Seronera, autant dire la capitale des lions… Je suis né dans une meute d’une trentaine d’individus. Ma mère portait une odeur unique d’herbe, de terre et de
Ces premières années de ma vie furent assez insouciantes. Avec mes frères et sœurs et mes cousins, le temps était rythmé par des jeux, des câlins et manger. Le rêve. Notre terrain de jeu, c’était un monde immense, pas vraiment effrayant, même si je vois combien il pouvait l’être pour de petits lions comme nous. Mais en fait, sous le soleil écrasant, la journée, à l’abri de l’un des rares acacias de la plaine, les siestes étaient assez douces. Encore plus quand les mamans avaient chassé la nuit et que notre père nous avait laissé bien manger. Les siestes étaient agréables. Bien qu’interminables pour les mères, elles étaient souvent de courte durée pour nous. Les jeux, la bagarre, bref embêter le monde était notre plus grande distraction. Il nous arrivait même d’aller chahuter le père… un peu à l’écart, on se frayait un chemin dans les haute herbes pour le rejoindre. On l’observait d’abord en silence, comme s’il était
Puis, j’ai commencé Ã grandir et au temps de l’insouciance a succédé, celui de l’apprentissage. Durant ma prime enfance, j’avais appris sans m’en rendre compte. Mes petites bagarres, mes jeux, les conseils avisés de ma mère par l’exemple, tout cela était de l’apprentissage. Mais en grandissant, mon appétit était devenu plus grand aussi. Et naturellement, j’ai ressenti le besoin d’accompagner nos mères dans la chasse pour me servir en premier et en avoir plus encore.
Ces moments de chasse étaient des moments de vie intense. Là aussi, aucune parole, aucun plan, et pourtant, nous attaquions en groupe. Souvent la nuit tombée, très souvent au crépuscule, quand toutes les couleurs se valent et que nous devenons invisibles. Que notre odorat fabuleux devient nos yeux. Que le bruit de la nuit couvre celui de nos pas. Ces moments étaient merveilleux et terrifiants. merveilleux car je ressentais la force de notre groupe, sa cohésion. Nos attaques étaient comme une chorégraphie. Terrifiant, car nous savions que ce n’était pas sans danger. Un coup de sabot, une erreur, une blessure et l’un de nous pouvait vite y laisser sa vie, rompre son destin. Mais la faim nous faisait oublier cela trés vite.
Chasser est notre activité principale. Mais chasser c’est apprendre à échouer surtout. On n’attrape réellement que 25% des proies que nous chassons. Ce n’est pas si simple. La vitesse est souvent à l’avantage de nos
J’apprends donc la chasse. J’apprends l’échec et la faim. J’apprends la solidarité. Mon appétit augmente avec la taille de mes pattes. Maman se fait de plus en plus petite, ma crinière pousse doucement. Je sens que mes câlins ne sont plus trop les bienvenus. J’en ai moins besoin d’ailleurs. Je traîne avec un frère né le même jour que moi. On a toujours vécu les mêmes choses. Il a toujours été un peu plus faible que moi, mais ce n’est plus qu’à lui désormais que je fais des câlins. Un jour, notre père, dans son comportement, nous fait comprendre qu’il est temps de partir. La tristesse est un sentiment humain. Je ne l’ai pas ressenti. Un lion suit son destin. Une page se tourne, il regarde celle d’après et non celle qu’il vient de tourner. Le passé l’a construit, à lui de construire l’avenir désormais.
Il nous a donc fallu partir de notre belle plaine dont nous connaissions les moindres recoins. Partir à l’aventure, vers le Nord. On a choisi le Nord pour des tas de raisons. Là encore, innombrables. On sentait que c’était notre paradis à nous, le Nord. On arrivait au moins de juin et apparemment une fête était en préparation par ici. Les hommes l’appellent la grande migration. Cela s’apparente plus à un buffet à volonté. Mais évidemment, on n’était pas les seuls à le savoir et à le fréquenter ce buffet. Autant, il y avait à manger pour tous les lions de la terre, autant les territoires étaient jalousement gardés. Deux jeunes lions qui arrivent de nulle part, qui viennent piocher dans le pactole, ce ne fut pas très bien vu de la part des boss de la région. Et ils étaient bien nourris ces boss là.
Ce sera mon destin que de croiser plus à l’Est, une famille dominée par un grand mâle vieillissant. Bien nourri par le buffet à volonté de ces derniers mois, j’étais de taille à conquérir ma maison, ma famille. Ce bon vieux lion n’eut pas la moindre chance. Je n’ai même pas eu à combattre. La sècheresse qui sévissait dans cette région avait fait fuir le gros de la faune et la meute était faible, le mâle avec elle. J’ai donc triomphé sans combattre. Mon frère resta avec moi. Les autres mâles du groupe se sont soumis, presque avec plaisir. Dans cet environnement, je n’ai pas éprouvé le besoin de tuer tous les lionceaux. Non pas par gentillesse car ce sentiment m’est étranger. Simplement parce que j’estimais que cela ne me menaçait pas.
J’avais repéré une jolie femelle, visiblement plus forte que les autres. Bon, je savais bien qu’elle ne serait pas fidèle. Elle savait également que je ne le serai pas. Mais je sentais qu’ensemble, nous pouvions construire une dynastie. Si j’étais là , c’était bien pour cela, au final.
Ces quelques années furent assez belles. Tout d’abord, la pluie, capricieuse, fut abondante et elle permit de verdir la savane, attirer les animaux et remplir notre garde manger. Cela contribua à ma sécurité et à ma popularité. J’ai eu des lionceaux, plusieurs dizaines dans ma vie. Je pense qu’ils étaient tous de moi. Bon rien n’est moins sûr. Les autres mâles, bien que faibles, sont des coquins. Peu importe. Mon groupe est prospère et repus. On est dans la région du Lobo. Les kopjes y sont plus nombreux. Ces monticules de rochers géants qui dominent la plaine sont des observatoires parfaits et des maisons idéales.
Notre territoire est vaste; Evidemment, il y eut quelques envieux, de passage. Mais la nature ou mes gènes m’avaient doté d’un physique tel que je n’ai jamais vraiment eu à me battre. Disons que je trouvais les bons “mots”. Me montrer suffisait à éteindre toute ambition de destitution. Les femelles chassaient bien. Donc je mangeais bien. Evidemment, je mangeais le premier. Y’a un rang à tenir tout de même. Mais je leur laissais de quoi se sustenter, elles et les petits. Les autres mâles venaient avec moi. Mais à chaque fois, c’était plus fort qu’eux, malgré leur crainte, ils essayaient de me gruger. C’est devenu un jeu. Mais bon, fallait que je reste vigilant. On ne sait jamais.
Ma vie n’est qu’une suite de chasse, de menace, de sieste, parfois crapuleuse, de nuit éveillée et de longs moments de repos. De quelques câlins encore. De belles nuits paisibles et de moments de tension. Des hyènes ou d’autres lions vinrent parfois troubler cette vie sauvage. Je fus assez chanceux. je n’ai connu que peu de drames dans ma vie. Un peu béni, je dois dire car la savane est le lieu des drames. Certes j’ai perdu des petits et des femelles, je ne dis pas que cela ne fut pas difficile pour la troupe comme pour moi. Mais le train de la vie nous empêche de rester bloqué dans le présent. Et les lions n’ont que peu de mémoire, en tout cas, pas cette mémoire qui vous pèse. Je me souviens de tout ce que j’ai appris. Je me souviens de ce dont je dois me méfier. C’est suffisant. Et cela ne m’empêche pas de sentir les choses, de ressentir. Mon frère est mon frère et je l’aime profondément. Son odeur est celle de mon enfance et j’ai eu la chance de le garder à mes côtés.
Dans quelques heures, couché sur mon kopje, je vais m’éteindre. Ma troupe m’a déjà lâché depuis quelques mois, je suis seul. Même mon frère m’a lâché. Il faut bien vivre. Ma grande crinière noircie par le temps semble recouvrir la moitié de mon corps. Mais j’ai perdu, ce qui m’a permis d’échapper à la bagarre, le prestige et la prestance. Je suis devenu un vieux lion; Bien trop lent désormais pour attraper la moindre proie; Je reste à l’affût, je suis un lion. Une proie blessée, un animal mort feraient bien l’affaire; malheureusement, il est trop tard. La faim me tuera. On pourrait espérer mort plus spectaculaire pour un lion. Mais la vie n’est pas toujours spectaculaire, c’est le récit qu’on en fait qui la rend ainsi. La vie pour moi, c’est désormais quelques minutes à observer à travers mes longs cils, la plaine infinie qui m’a vu vivre, grandir et qui me verra mourir.
J’aurai bien croisé quelques humains dans des boîtes malodorantes qui roulent vite. Mais finalement, cette espèce m’est étrangère. Je n’en pense rien. Je n’ai pas conscience qu’ils ont tellement besoin d’espace qu’il menace celui de mes congénères. Pour l’instant, mon activité principale va être de mourir dans un endroit discret; Un lion ne meurt pas face au monde, il se cache pour mourir. Il retrouvera le destin des carcasses de la savane et diffusera ainsi sa viande dans la faune de la région. Les hyènes, non loin de là, et les vautours déjà en embuscade, ne manqueront pas d’être les premiers à table.
Pour moi, le temps est venu de partir. Une vie de lion n’a pas forcément une chanson de Beyonce en fond sonore ou de gentils animaux blagueurs pour détendre l’atmosphère. Une vie de lion reste une vie durant laquelle on tente de faire ce que l’on doit faire. Vivre et avancer.
C’est le plus beau texte jamais écrit sur le lion. Cette manière de parler à la première personne, de partager aux hommes en incarnant la peau du lion. Un animal qui a été observé, admiré, presque incarné.
Bravo à son auteur… Fabrice Dabouineau ?
Merci Rachida. En effet, Fabrice Dabouineau. Cordialement
Reading your article helped me a lot and I agree with you. But I still have some doubts, can you clarify for me? I’ll keep an eye out for your answers.